Nouvelle de Jérôme Trollet - la fin en deux mots

    12/06/2019

Publié par Aquiprint | Catégories : Aquiprint , Nouvelle

Nouvelle de Jérôme Trollet - la fin en deux mots

LA FIN EN DEUX MOTS 

Tous les matins, la lumière du jour se glisse sur les côtés du grand rideau de soie rouge tendu derrière la vitrine des Trois Bonheurs, et pénètre dans la salle du restaurant. Le rayon de soleil vient caresser les chaises de bois noir laqué, les tables ornées depuis la veille de leurs serviettes blanches, pliées en origami et posées sur les assiettes, droites comme des couronnes.

Tout est silence. Sur le comptoir, un petit chat blanc les oreilles dorées, balance sa patte gauche de haut en bas. C’est le seul mouvement dans la pièce où tout dort encore.

Chaque soir après le départ des derniers clients, Min et Tao font la vaisselle. Je les entends derrière le mur. Puis ils enfilent leur manteau, éteignent toutes les lumières, tirent le grand rideau et sortent dans la rue. Parfois ils me disent « chao ca » dans le noir, avant de fermer le loquet de la porte.

Je reste seul dans ma maison de verre éclairée d’une lumière jaune, où montent des bulles qui vont crever à la surface. Je me faufile entre les rochers et les parois de verre en ondulant. J’aime ce jeu comme une danse, solitaire hélas ! Il m’arrive aussi de rester immobile au milieu de l’aquarium ; seules mes branchies s’ouvrent et de ferment régulièrement. Je dors.

Mais ce matin, le temps passe et rien ne bouge encore. À cette heure, Min et Tao devraient être arrivés, avoir tiré le rideau, ouvert la cuisine, allumé la lampe du comptoir… Je nage face à la vitre de ma prison en direction de la porte d’entrée du restaurant, pour détecter le moindre mouvement, mais rien ne se passe. Je vois bien des gens passer dans la rue, qui collent leur visage sur la vitrine pour voir s’ils peuvent entrer, et repartent en murmurant un commentaire que je n’entends pas – et que je ne pourrais pas comprendre ; nous ne parlons pas la même langue, je le constate tous les soirs, au milieu des conversations qui s’agitent autour de moi.

Imperturbable, le petit chat blanc continue de saluer de sa patte.

Personne ne viendra aujourd’hui, ni demain, ni après-demain…

Je vais vivre une semaine sans aucune des petites graines que Min et Tao saupoudrait sur l’eau de mon bassin pour me nourrir. Heureusement j’en avais conservé un stock sous un rocher, mais que se passait-il ?

Plus tard, si tard que le petit chat s’est immobilisé, des ouvriers en salopette ouvriront grand la porte du restaurant. Ils écartent le rideau pour faire de la lumière, regardent autour d’eux, sortent et reviennent avec des outils. Ils vont débarrasser les tables, y entasser les chaises, décrocher les rideaux, les tableaux, tout démonter.

Quand ils viennent vers moi, ils débranchent mon bocal. La colonne de bulles s’éteint aussitôt et je me sens bousculé comme par une vague profonde ; des rochers basculent l’un sur l’autre, de l’eau est renversée sur la moquette. Ils m’emportent dans leur camionnette. En sortant je découvre la devanture du restaurant et sur la vitrine, écrit en grandes lettres rouges : A VENDRE.

Adieu les Trois Bonheurs !


Quelques ouvrages de Jérôme Trollet :

Au coeur de l'Inde - Au sud de l'Inde - A la rencontre du Gange
Venise entre amis- Rome entre amis
Voyage en Ouzbékistan - Voyage en Birmanie
Pêle-Mêle Trolls (chaque année de 2013 à 2018)
Histoire de la DSI de Snecma
Patrick Rondeau - Frère Patricio - Une vie (1943-2016) racontée par Jérôme Trollet

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